Arrêter une activité, c'est entrer dans l'inconnu ; du célibat au couple, de la jeunesse à la parentalité, du couple au divorce, du travail à la retraite, de la vie à... On construit un univers, on le customise pour qu'il soit douillet, puis il s'évapore pour laisser place à un autre chantier dont on ne maîtrise pas encore les ficelles.
Je témoigne d'un acte fort, passé d'il y a longtemps. Mon père, conducteur ordinaire, retraité shooté aux médocs, devenait un danger sur la route : feux brûlés, ignorance du trafic... ma mère blêmissait lors des déplacements en fiacre pétrolifère. Aussi après quelques mises en situation aventureuses, le paternel a-t-il décidé d'arrêter les conneries. La bagnole fut vendue, sans doute au profit des pare-chocs épargnées, et accessoirement de quelques vies insipides.
On ne peut pas dire que j'ai jamais été fan du vioque, mais sur le coup, j'ai admiré son courage. Parce que... quand on y réfléchit, retirer sa caisse à un mec, c'est l'amputer de sa liberté de mouvement, lui retirer sa masculinité conductrice ; bref lui ôter une couille, voire la paire.
Faut pouvoir. Il faut surtout faire plus qu'accepter : il faut provoquer la contrainte. Ce n'est pas donné à tout le monde.
J'en viens aux pilotes. Vieux pilotes ou pilotes malades. Des vieux pilotes, on en connaît tous. Des très vieux aussi. Il y a ceux qui envoient du bois, source d'étonnement perpétuel pour les copains de clubs. Il y en a d'autres qui perdent leur facilité, leur promptitude à réagir. Certains en ont conscience et réduisent la voilure ; d'autres pas et font comme ils ont toujours fait.
Il y a aussi des cas extrêmes, comme ce nonagénaire qui souhait passer une boucle avec son Potez et qui a fini dans la rubrique nécro d'une PQR vicelarde, ou cet autre qui a récemment abrégé son destin et celui d'un pauvre Cessna innocent sur une plage de Californie...
Tant qu'aucun dommage collatéral n'est à déplorer, on ne peut qu'accepter les choix de chacun, fussent-ils funestes. Peut-être certains anciens préfèrent tenter Papa Tango Charlie plutôt que de sucrer les fraises à l'Ehpad, en chaussons et couches mouillées. Cela se conçoit.
Mais on est bien sûr en droit de redouter l'inacceptable risque aux tiers.
Il y a l'âge, qui gagne du terrain sur chacun d'entre-nous, mais aussi les accidents de la vie, la maladie.
Comment décide-t-on qu'un événement inattendu peut devenir prépondérant sur notre libre-arbitre ?
Comment accepte-t-on la fin d'une époque heureuse ?
Gaétan de Truchis, pilote bien connu dans notre petit monde, a dû faire face à une maladie invalidante survenue brutalement, alors qu'il était encore un ''jeune'' pilote septuagénaire aux compétences incontestées.
Gaétan, quel est ton parcours de pilote ?
Suite à un baptême sur Hurricane qui m'a enthousiasmé, j'ai passé le brevet multiaxe à 52 ans. Nous étions en 1999. J'ai rapidement acheté un Savannah en copropriété, le 24 décembre pour être précis. Deux jours plus tard, la tempête du siècle a balayé les hangars et détruit l'ULM. Nous avons rebâti, les assurances ont fonctionné... L'événement a été oublié pour laisser place au plaisir. Un an plus tard j'obtenais le brevet pendulaire.
En 2001, suite à un plan social dans mon entreprise, j'ai eu l'opportunité d'obtenir une convention de reconversion qui m'a permis de devenir instructeur ULM classes 2 et 3. J'opérais sur deux plate-formes au début, puis uniquement St André de l'Eure où j'étais basé.
J'ai formé de nombreux élèves, dont une qui est devenue ma compagne, Marie, dite Marie-Pilote, celle qui vole et convole à mes côtés depuis 20 ans.
Je suis également breveté autogire, mais avec une faible expérience.
Mon dernier multiaxe était un Trial classique de Nando Groppo et mon dernier pendulaire un Racer mono de Air Création.
J'ai arrêté d'instruire le pilotage en 2012 (vers 65 ans) et me consacrais alors à mes balades et voyages aéronautiques pour lesquels j'ai validé mes compétences en montagne en 2017 pour une pratique en sécurité.
Je totalise environ 5500 heures de vol.
Quel est le moteur qui t'a poussé à voler ; où trouves-tu ton plaisir ?
La première raison, le ''moteur'' comme tu dis, qui me pousse à voler est sans conteste le plaisir de l'apprentissage d'un domaine de compétence. La navigation, l'établissement des plans de vol, sont également des moments enrichissants pour moi. Le plaisir du déplacement ; la sensation d'être capable... ce sont des marqueurs forts dans le fait de voler. J'ai également réalisé que mon plaisir de l'ULM était pour beaucoup lié aux cercles de connaissances et d'amis pilotes ou sympathisants, parfois rencontrés sur les réseaux puis découverts physiquement lors de sorties aériennes en groupe. Les voyages sont pour moi indissociables de la pratique du vol : j'ai traversé l'Europe, survolé l'Allemagne, l'Autriche, la Roumanie, la Croatie, la Hongrie, l'Italie, l'Espagne, le Maroc, la Mauritanie, le Sénégal... J'ai réalisé une bonne cinquantaine de beaux voyages. Le vol en montagne et la pratique des alti-surfaces avec l'excellent Trial m'enthousiasment. Sans oublier les petits vols du soir en pendulaire. La phase de vol que je préfère est le dernier virage, suivi de la finale...
Raconte-moi l'événement qui a bouleversé ta vie de pilote.
C'est arrivé en août 2022, un vendredi à 11h. J'ai ressenti de violents vertiges, une perte d'équilibre, des nausées incapacitantes, de fortes douleurs... et tout ça sans aucun signe avant-coureur. Après que les symptômes se soient atténués, j'ai immédiatement décidé de m'interdire définitivement de vol, imaginant ce qu'il serait advenu si cela était arrivé dans le ciel. J'ai été conforté plus tard dans ce choix par les avis médicaux qui m'ont affirmé que le mal dont je suis atteint ne peut être que soulagé, mais pas guéri.
Ma Marie-Pilote et moi devions nous rendre le lendemain à un rassemblement, chacun dans son ULM, mais finalement nous sommes partis à une seule machine, Marie aux commandes et moi en passager. Mon second réflexe a été de prévenir mon entourage et les réseaux sociaux que j'arrêtais de voler, de manière à ne pas être soumis aux tentations, ne pas me laisser d'espoir, et couper complètement.
La suite m'a donné raison, car j'ai eu d'autres crises ; gérables au volant d'un véhicule terrestre, mais pas aux commandes d'un aéronef.
Avec les traitements, les symptômes sont devenus moins forts et plus espacés, mais persistent.
Comment as-tu ''digéré'' le fait de ne plus piloter ?
J'ai souvent pensé que ma vie ne vaudrait pas d'être vécue sans le vol ; c'était mon état d'esprit. On change... Je regarde toujours le ciel pour voir si c'est volable ; j'ai la frustration de ne pas voler et je suis toujours envieux des expériences des autres au travers de leurs publications sur les réseaux sociaux, envieux mais content pour eux.
Avec le recul, je suis apaisé ; je ne suis pas malheureux aujourd'hui d'avoir arrêté de voler ; en fait je suis heureux, mais avec d'autres repères. Il va sans dire que c'est la maladie qui a précipité ma décision ; sans cela je volerais encore. J'aurais volé au moins jusqu'à 80 ans ; les exemples ne manquent pas de pilotes octogénaires en parfaite possession de leurs moyens et bons pilotes.
J'ai la chance de partager une vie sereine et pleine d'amour avec une femme charmante qui continue de piloter : mon exemplarité est donc forcément pondérée.
Des regrets ?
Des regrets, oui bien sûr, mais pas de réel sacrifice. Déjà, l'écolage que j'avais abandonné en 2012 ne me manque plus du tout. En revanche il me manque de posséder mon ULM, d'être libre de voler, de naviguer, de réaliser les petits vols du soir en pendulaire, de compléter ma liste d'alti-surfaces à découvrir (ma to-do-list idéale, remplie à même pas 15%)...
Des compensations ?
Ma compagne possède toujours son Savannah et vole régulièrement. Certes je n'ai pas de plaisir particulier à voler en passager, mais je partage celui de Marie, ce qui est déjà bien. L'arrêt du vol m'a redonné du temps pour accomplir d'autres activités que je délaissais auparavant (tourisme en camping-car, musique, réflexion philosophique, entre-autres...) et de la disponibilité pour Marie. Je le répète, je ne suis pas malheureux.
Encore une place pour l'ULM ?
Je reste sympathisant à la FFPLUM. Jusqu'à récemment je donnais des cours de perfectionnement à la navigation, ce qui me gardait le plaisir de transmettre un savoir ; c'était une chose importante pour moi. Je ne le ferai sans doute plus. Je vais probablement m'éloigner progressivement de l'ULM dans les années à venir, mais pour l'heure, j'ai encore beaucoup de plaisir à rencontrer les personnes, écouter leurs récits, et partager avec eux.
Un de mes grands plaisirs de pilote est d'avoir pu prendre les commandes d'une multitude d'ULM différents ; ajouté aux voyages, aux rencontres, aux expériences riches que j'ai vécues, il me reste un beau répertoire enregistré dans ma mémoire. Avec de tels souvenirs, je garde toujours un peu la tête dans les nuages, même si mes pieds sont ancrés au sol.
Gaétan de Truchis : une piste, une manche à air... la vie - © ulmag
Face à une vérité implacable, Gaétan s'est interdit lui-même de vol ! Une décision qui n'est ni facile, ni courante dans le monde de l'ULM, et qu'il convient de recommander, notamment à ceux qui auraient tendance à cacher (ou ne pas voir) leur perte de capacité de vol. C'est aussi une preuve de discernement et un témoignage fort et réconfortant.
Je considère comme une compétence et un privilège ma faculté d'absorber l'expérience des autres pour mon usage personnel. Bien qu'encore très jeune, avec seulement six décennies au compteur (quoi ?), je pense parfois à quand viendra le moment d'arrêter, quelle qu'en soit la raison, âge, maladie, pognon, écologie...
Ma vie idéale de pilote (la piste à 100 mètres de la maison, l'ULM à 70 mètres) cessera et ma vie en sera bouleversée. Mais il me semble que j'adopterai une philosophie voisine de celle de Gaétan. Je l'espère. Car il reste tant à faire, à découvrir...
Mais quand même : mes petits vols du soir, presque chaque soir, brefs de parfois quelques minutes, me manqueront. Beaucoup.
Bons vols, tant qu'on peut, sans arrière-pensée.
Miguel Horville