Premier scénario.
Le voisin Emile, paysan depuis toujours, et ses parents avant lui, fait le foin. Son Deutz attelé à la faneuse tricote les végétaux qui tombent au sol dans la poussière sous l'écrasante chaleur de cette fin juin 2021.
J'aime bien voir bosser les paysans. J'aime la rudesse du labeur, l'authenticité des gestes, leur savoir-faire... J'aime à penser que ce sont les derniers vrais humains de notre époque. Des gens qui en nourrissent d'autres, qui entretiennent les terroirs, qui font vivre les campagnes et dont les traditions ne sont pas de stupides modes éphémères.
Voir tourner Emile sur son tracteur éculé m'émeut. Pas de clim dans sa cabine. Alors il travaille portes ouvertes. De fait, son ''cockpit'' est plus terreux que le sol aride écorchant ses vieux pneus.
Une semaine plus tard, après que l'andaineuse a proprement aligné les fétus dorés, la botteleuse entre en action. Dans le vacarme saccadé d'une 231 Pacific Chapelon, la presse écrase le foin, enroule et noue la ficelle bleue, pousse la botte et prépare la suivante. Et sans s'arrêter, la machine lâche la production, qu'un cheptel nonchalant consommera quand les prés seront ras.
Puis arrive Henri, le commis agricole, fier du nouveau télescopique de la CUMA, qui gerbe les bottes en attendant qu'une remorque libérée en dispose pour porter à l'abri la précieuse denrée animale.
Sauf que ce faisant, Riton a bâti son ''mur'' pile dans l'axe de ma piste ULM. Si près qu'en cas de ratatouille, je plante mon cône carbone en plein centre du Tetris. Quant à l'atterro... mieux vaut ne pas raconter ma méthode aux élèves-pilotes.
Faut-il être con, ou à ce point aveugle, méchant ou jaloux, revanchard ou feignant, pour placer l'obstacle à cet endroit, précisément là, plutôt que partout ailleurs où ça ne poserait aucun problème.
Le proprio de la parcelle est Emile. A l'occasion d'une rencontre, je lui explique donc que ce tas de foin me porte préjudice, que c'est dangereux pour mon activité, qu'il aurait pu faire gaffe, qu'il sait bien que je décolle à cet endroit, que ceci, que cela...
Et finalement, je m'emporte. Lui réagit ; dit qu'il est chez lui, qu'il fait comme il veut, ce qui lui plaît, qu'il m'emmerde et que si ça me gêne je peux aller voler ailleurs, notamment là ou c'est davantage toléré.
Paf ! Prends ça dans les chicots et apprends la diplomatie.
En juin 2022, le mur est un peu plus haut, plus près de mon seuil à qfu unique, et je prends grand soin de fermer ma bouche. Personne n'a jamais gagné une guerre sans arme, ni préparation.
Second scénario.
Le voisin Emile, paysan depuis toujours, blablabla, fait le foin. Nous sommes fin juin 2021.
Re-blabla, terroir, Chapelon 1952, ''cockpit'' terreux et bottes de foin.
Henri fabrique son mur comme un gland, puis je croise Emile. Non, je ne croise pas Emile. Je vais à sa rencontre.
Dans cette variante, j'ai troqué mon cerveau de mufle aboyeur pour celui d'un gars compréhensif. Alors on cause crèmerie, la condition des paysans, l'évolution du métier, qui reprendra la ferme après sa retraite...
Enfin on aborde le sujet qui me préoccupe. Emile est abasourdi. Il sait, en effet, que le bien brave et dévoué Henri n'a pas inventé l'eau tiède. Qu'il n'aurait jamais entassé les bottes à cet endroit s'il avait su que cela me gênerait et qu'il fera enlever le foin au plus tôt.
Du coup, on force un peu sur la tisane et le retour at home se fait en zig-zag à travers champs.
En juin 2022, le mur est bâti à 100 mètres de l'axe de piste. Point de guerre, nul conflit. Je regarde Emile tournicoter avec son Deutz hors d'âge et je suppose que lui regarde mon ULM décoller.
Nous ne nous connaissions, pas. Très peu du moins. En ne parlant pas, ou en parlant mal, nous aurions pu être ennemis. En partageant les godets, nous sommes devenus amis ; bons voisins tout au moins.
Cette histoire n'est pas une fiction. Le paysan existe, même s'il ne s'appelle pas Emile. Le commis se nomme bien Henri et n'est pas astrophysicien.
Quand le mur fut bâti l'an passé, j'ai douté : aussi parfaitement aligné sur l'axe d'envol, cet édifice ne pouvait être là que pour m'emmerder. Cela semblait évident.
Ben non. Il était simplement là par hasard. Parce qu'Henri a fait au plus court, au plus efficace, au moins contraignant. Il n'a mesuré aucune conséquence, n'a pas réfléchi à une quelconque gêne, parce que, vu depuis son champ, quand l'herbe est coupée, la surface n'est plus qu'un pacage dédié aux moutons. Alors pensez qu'un survol d'ULM est à mille lieues de ses pensées.
Au fil de mes balades, de mes atterrissages, je constate un nombre marquant de conflits entre gestionnaires d'aérodromes (plate-formes ou simples pistes), et voisinage...
Outre la nuisance effective liée à l'activité de loisir, il y a fort à parier que maintes embrouilles ont démarré sur une incompréhension, voire un quiproquo.
Il est certain que rétablir de bonnes relations n'est pas chose facile, quand on a passé des années à s'insulter.
Alors le mieux, c'est de ne pas laisser s'installer le malaise : on cause, on trouve des compromis, peut-être des accommodements et surtout on n'interprète pas les actes des autres comme d'évidentes preuves d'hostilité.
Comme dit Gilou, philosophe-diéséliste et psycho-chaudronnier :
quand on pète, c'est pour se soulager ; pas forcément pour pourrir l'atmosphère, même si le côté ludique ne peut être écarté....
Bons vols, en pensant que l'autre n'est pas toujours hostile.
Miguel Horville